Broken Sword 5, notre interview de Charles Cecil (Revolution Software)

C’est lors d’un passage éclair à Paris la semaine dernière pour présenter à la presse le nouveau Broken Sword (Les Chevaliers de Baphomet) que Charles Cecil a pu répondre à quelques-une de nos questions. Dans cette longue interview, nous parlons du jeu, de la relation entre Revolution Software et ses backers, des années sombres du jeu d’aventure, de la nouvelle génération de jeux d’aventure et des futurs projets du studio. Pour rappel, le premier chapitre des Chevaliers de Baphomet 5 : La Malédiction du Serpent est maintenant disponible sur PC, Mac et Linux.
Bonjour Charles, pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Oui bien sûr, mon nom est Charles Cecil et je suis réalisateur sur la série des jeux Broken Sword.
Sept ans après les événements de Broken Sword : The Angel of Death, nos deux héros George Stobbart et Nico Collard reviennent sur les petits écrans des joueurs dans The Serpent’s Curse. Qu’est-ce qui a changé pour eux ?
Je suis un grand fan de Tintin. Pour tout vous dire, j’ai un superbe livre relié à la maison qui détaille tous les personnages de Tintin. Lorsque je dois écrire une nouvelle histoire pour un jeu, je prends le temps de me poser, de jeter un oeil à ce livre et de me rappeler comment Hergé construisait ses histoires. A la manière de Tintin, le temps est figé pour George et Nico. La course du temps poursuit tout de même son cours pour le reste du monde. Dans le premier épisode de Broken Sword par exemple, les personnages communiquaient via des cabines téléphoniques publiques, aujourd’hui ils utilisent des téléphones portables. Donc nous nous adaptons, l’histoire et les environnements du jeu suivent l’évolution du monde, vous retrouverez donc la grande roue de Londres dans Broken Sword 5, mais les personnages de Nico et George restent « coincés » dans le temps.
Pouvez-vous nous parler de l’aspect technique du jeu et les changements dans votre processus de production ?
Oui, tout a été rendu en double HD. Pour rappel, les deux premiers épisodes de Broken Sword étaient rendus en 640×480, vous verrez donc la différence. Pour nous, passer à la très haute résolution ne s’est pas fait sans heurts. Vous voyez, lorsque l’image est pixélisée, votre cerveau créé les images en se basant sur les jeux de couleurs. En haute définition, vous devez être plus littéral, il faut donc passer beaucoup plus de temps à créer les environnements et à les coloriser. Après le succès de notre Kickstarter, nous avons rajouté des parallaxes dans les scènes et des environnements comme par exemple l’arrière de la galerie que nous vous avons montrés un peu plus tôt. Ceci n’aurait pas été possible sans le soutien de nos fans. Pour revenir à l’animation, les personnages sont en effet prérendus avec des filtres, ce qui nous permet de nous rapprocher le plus possible d’un titre en 2D. Cela nous permet également de maximiser le nombre d’animations sur les personnages sans perdre trop de temps.
Quelles fonctionnalités tactiles exploitez-vous dans les versions iOS et Android ?
Les contrôles tactiles sont formidables, nous sommes assez chanceux que le genre point’n'click puisse se transcrire si bien sûr les plateformes mobiles. Encore une fois, ce que nous avions promis est que le jeu serait un véritable point’n'click à l’ancienne donc l’interface de base est étudiée pour le point’n'click. Bien sûr nous avons également des close-ups qui vous permettent de vous rapprocher des objets et personnages pour pouvoir les étudier plus en détail. Avec du recul, je trouve que les puzzles de Broken Sword Director’s Cut où vous deviez par exemple utiliser l’appareil photo pour analyser la scène et révéler la photo du père de Nico fonctionnaient très bien. Ces puzzles et minijeux, lorsqu’ils étaient appropriés ajoutaient un plus non négligeable, car ils prenaient sens et utilisaient parfaitement les contrôles tactiles et fonctionnaient aussi sur PC. Ce que nous avons voulu faire avec ce jeu (NDLR Broken Sword 5) est de conserver les bases établies en terme d’interface utilisateur que nous avons implémentées avec succès dans les précédents épisodes et de construire autour quelque chose de plus qualitatif en terme de graphismes, d’animations et de puzzles.
Vous avez évoqué auparavant la relation entre les puzzles et les éléments narratifs dans le jeu. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Lorsque je travaille sur un jeu, je commence par écrire deux à trois pages qui serviront de base à toute l’histoire. Ensuite, nous regardons comment créer le gameplay autour de ces quelques lignes. En parallèle, les designers commencent à créer des briques de gameplay et reviennent vers nous pour intégrer leurs idées de puzzles dans l’histoire. Les puzzles doivent desservir l’histoire et non l’inverse, ils doivent refléter ce qui se passe dans l’histoire et les motivations du personnage à un moment précis. Parfois pourtant, nous devons mettre à jour la trame scénaristique pour calquer au gameplay et aux interactions entre les protagonistes. J’ai toujours dit qu’écrire un design pour un jeu est aussi complexe sinon plus que réaliser un film. Dans un film, il n’y a pas d’interaction entre le spectateur et l’histoire. Vous pouvez donc faire dire ce que vous voulez aux personnages. Il y a vraiment de mauvais films mal écrits comme il y a de mauvais jeux très mal écrits. Par contre, un film extrêmement bien construit est une merveille à regarder. Dans un jeu, vous avez besoin d’ajouter une dimension supplémentaire d’interactivité pour inviter le joueur à vivre l’aventure par lui-même. Et vous avez également besoin de donner de la motivation au joueur pour renforcer l’empathie envers les personnages. Nous avons donc beaucoup plus de contraintes dans l’industrie du jeu, mais d’autant plus d’opportunités de faire vivre une histoire passionnante au joueur.
Que pensez-vous du retour en force des jeux d’aventure après une dizaine d’années noires pour le genre ?
Ces années noires sont le résultat de la génération Playstation (rires). En fait je ne plaisante pas tant que ça en mentionnant le terme Playstation. Sony a effectué un travail de démocratisation du jeu admirable. Ils ont vendu des jeux aux étudiants et aux jeunes qui demandaient des titres en 3D bien plus viscéraux. Mais, alors que le marché s’élargissait, les boutiques ne conservaient que 200 à 250 slots dans leurs rayons, la plupart servant à mettre en avant tous ces nouveaux jeux en 3D. Ils n’avaient donc plus la place pour les jeux d’aventure. Les éditeurs eux ne comprenaient pas cette logique. Broken Sword 1 et 2 sont sortis sur Playstation et personne dans l’industrie n’était intéressé par ces jeux, pas même notre éditeur Virgin. Seuls Sony étaient intéressés et ont signé un deal avec nous. Finalement, les deux jeux ont été de véritables succès acclamés par la critique à l’époque. Pourtant, les contrôles étaient abominables à la manette. Nous avons donc produit un jeu presque injouable, mais les joueurs nous ont pardonné, car le jeu apportait vraiment quelque chose sur Playstation. Malgré tout ça, aucun éditeur ne voulait financer un jeu d’aventure. J’ai même entendu de la part de Virgin US que les jeux d’aventure étaient morts !
Nous avons eu un mal fou à faire valider Broken Sword 2 par Virgin car ils ne voulaient simplement pas le valider ! J’ai eu vent que des titres comme Creature Shock et Daedalus Encounters, des jeux interactifs particulièrement médiocres, étaient considérés comme le futur du jeu d’aventure… Voilà à quoi ressemblaient les années noires du jeu d’aventure pour nous. A la fin des années 90, il n’était plus question que de l’argent. Et seuls les jeux d’action en 3D faisaient couler l’argent à flot. Honnêtement, nous apprécions nous aussi quelques-uns de ces jeux comme les premiers Call Of Duty et Halo ou le génial Grand Theft Auto (je suis un grand fan de Grand Theft Auto III et j’espère avoir le temps de me lancer dans GTA V un jour ou l’autre). Je ne suis pas contre ces jeux bien au contraire, mais c’était une période très difficile pour nous. Aujourd’hui, aux côtés de ces gros blockbusters, vous avez une incroyable scène indépendante qui crée des titres tout aussi brillants grâce à la révolution du jeu dématérialisé. Comme vous le savez, vous avez des millions d’applications disponibles sur iTunes, il n’y a plus aucune barrière à la publication de jeux en dématérialisé.
Cela veut aussi dire que les joueurs peuvent choisir et démocratiser le processus d’édition via par exemple les systèmes de crowdfunding. De notre point de vue, c’est une bonne chose, car nous pouvons nous faire financer nos titres démocratiquement et directement par notre audience. Je me rappelle lorsque je travaillais avec des éditeurs, j’étais consterné de constater que le client le plus important de l’éditeur était le détaillant. S’ils recoivaient des lettres de la part des fans de leurs jeux, dans le meilleur des cas ils se contentaient d’une réponse rapide. Ils ne prenaient pas du tout au sérieux cette relation avec le public. Chez Revolution, nous prenons sérieusement en compte ces commentaires et nous faisons tout pour répondre au mieux à tout le monde. Notre réussite dépend aussi de cette relation avec nos fans/backers et le support que nous leur apportons. Donc les relations entre créateurs et joueurs ont changé profondément et je pense que c’était nécessaire.
Que pensez-vous des jeux d’aventure nouvelle génération comme The Walking Dead de TellTale ou dans un tout autre registre les titres de Quantic Dream ?
J’adore The Walking Dead ! Si vous vous imaginez un diagramme de Venn représentant les jeux d’aventure, d’un côté vous avez les point’n'clicks, les plus purs jeux d’aventure. Cette partie n’exclut pas The Walking Dead qui tient plus de la narration interactive, mais qui est magnifiquement réalisé, d’ailleurs je suis en réelle admiration devant le travail effectué par Telltale. Ce jeu est clairement a classer dans la catégorie jeu d’aventure, mais se tient à la périphérie du genre. De l’autre côté, vous avez Heavy Rain et les jeux de David Cage et Guillaume De Fondaumière. C’est très important pour l’industrie et le genre que des studios innovent comme ils le font. Heureusement pour eux, ils ont le support de Sony qui les laisse libre de leurs actions et ce qu’ils font est assez novateur, mais une fois de plus, ils sont se situent à la périphérie de cette partie du diagramme. Vous avez également Daedalic qui produit essentiellement des jeux d’aventure avec des mécaniques très old-school.
Bref, la chose à retenir est que le travail effectué par chacun profite à tous. Au final, si leurs jeux ont du succès, les nôtres auront également du succès ! Si les jeux de Quantic Dream rencontrent du succès, les joueurs iront chercher d’autres jeux d’aventure pour satisfaire leur soif. Prenons le cas de Broken Sword 2 : le titre est sorti quasiment en même temps que Monkey Island 3 et il n’était pas question de concurrence à l’époque. Les fans de jeux d’aventure ont acheté les deux jeux sans se poser de question. A l’inverse, si par exemple vous avez Call Of Duty et Medal Of Honor qui sortent en même temps, vous allez acheter l’un ou l’autre de ces jeux. Cela ne se passe pas comme ça dans le genre du jeu d’aventure. Non seulement, les studios discutent entre eux et s’admirent, mais en plus, nous ne sommes vraiment pas dans une optique de compétition.
Quid des futurs projets de Revolution Software ? Allez, entre nous, pouvons-nous espérer voir revivre Beneath a Steel Sky un jour ou l’autre via Kickstarter ?
J’ai malheureusement une très mauvaise nouvelle pour vous : Si nous étions nombreux chez Revolution, non seulement je saurais quels seraient nos prochains projets, mais je serais également en train de les pitcher à l’heure où l’on parle. Les choses ont changé chez Revolution. Nous avons hélas dû licencier tout le staff en 2004 après Broken Sword 3 lorsqu’un de nos projets a été annulé. Aujourd’hui, nous réembauchons spécifiquement pour réaliser Broken Sword 5. Ce qui est magnifique, c’est que cette nouvelle équipe est constituée à moitié par des anciens de Revolution et c’est génial de travailler à nouveau avec eux, car nous connaissons la qualité de leur travail et leur engagement vis-à-vis du projet. Donc pour l’instant nous travaillons à fond sur Broken Sword 5. J’ai beaucoup d’idées pour un nouveau Beneath A Steel Sky, un nouveau Broken Sword, un nouveau projet ou une réinterprétation d’un de nos anciens jeux. Mais pour l’instant, mon focus est sur Broken Sword 5. Je suis bien conscient qu’il y a de l’intérêt pour Beneath A Steel Sky et nous aimerions prendre notre temps et lui donner le respect qu’il mérite. Si nous lancions dans cette aventure, j’adorerais refaire une campagne Kickstarter, pour la simple et bonne raison que comme je l’expliquais précédemment c’est un bon moyen d’avoir les retours des fans et un financement sain de nos jeux.
Merci.
Merci à vous !